RITUHËLL
Illustrations & Légendes
PARTIE XXII : GAYA
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Janvier 964
Voilà bien longtemps que je ne t’ai pas écrit.
Je te dis ça, mais tu sais que ce n’est qu’un mensonge. Je t’ai écrit
plusieurs fois. Mais je ne trouvais rien à dire. Je me trouvais futile.
Alors j’ai brûlé les pages.
Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera pas la dernière.
Parfois je regrette et parfois je suis fier de ma décision.
C’est la vie.
Mars 964
Je me rends compte que je ne te parle que rarement des
champignons de Rythm.
Pourtant, s’il y a une chose qui n’a jamais changé au cours de ma
vie, c’est bien cette addiction qui me ronge le cœur.
Je crois que je ne pourrai jamais me passer des instants de bonheur
quand je les mange. Même plusieurs centaines d’années après,
je continue d’avoir ces visions colorées qui me font planer.
Avril 964
Parfois, j’ai envie d’écrire deux fois le même mois.
Puis je me convaincs de le faire le mois suivant.
Malheureusement, j’oublie très souvent les pensées qui m’animaient
à ce moment-là.
C’est le cas aujourd’hui.
Que voulais-je dire ? Je n’en ai strictement aucune idée.
Mai 964
Je vois souvent Neil ces derniers temps.
Nous continuons de chercher un moyen de récupérer la gestion des
cités libres. Celles où vivent nos enfants ayant fui depuis si
longtemps.
Nous avons tenté de les convaincre de se remettre à nous, mais
l’idée d’être gouvernés par Guadrevin les rebute.
Nous avons de nombreuses idées, mais nous avons tant de choses
à faire à chaque instant que nous n’avons jamais le temps de les
appliquer.
Août 964
Je suis au bord du désespoir.
Tu sais, je t’ai de nombreuses fois parlé de mon désarroi.
Ce rêve que j’ai d'épouser Guadrevin.
D’être son époux, lié à lui pour la vie.
Je sais maintenant qu’à une époque, cette idée l’avait également
traversé. Pourquoi n’est-ce jamais arrivé ?
Feths.
Feths a supplié Guadrevin de ne pas m’arracher à lui.
Il lui a demandé cette unique faveur.
Sans Feths, j’aurais pu épouser Guadrevin. Je le hais.
Septembre 964
Neil est parti vers les cités libres.
J’aurais souhaité l’accompagner, mais je suis malade ces derniers
temps. Mes compagnons me forcent à rester au lit le temps de
retrouver ma vitalité.
Ma mémoire continue de flancher.
Rythm essaye de m’aider mais il est incapable de me la redonner.
Je panique souvent à cause de ça.
Mon enfance n’est plus qu’un point dans mon esprit.
Si je n’avais pas mon journal, je ne me souviendrais même plus
de mon premier viol.
Ni même de la cérémonie du mariage.
J’ai l’impression d’avoir toujours été l’époux de Feths.
Depuis ma naissance.
Car dans mes souvenirs les plus anciens, nous étions déjà ensemble.
Janvier 965
Neil est revenu. Il a amené avec lui un émissaire par cité.
Nous allons fonder un conseil.
Chaque cité aura son propre représentant. Je serai celui d’Abar.
Et ensemble, nous prendrons les décisions qui influenceront l’avenir
du pays.
Guadrevin n’aime pas l’idée qu’une partie du pouvoir lui soit
refusée. Mais il sait qu’il peut avoir confiance en moi.
Je serai toujours là pour lui offrir ma fidélité.
Février 965
Nous avons conclu que le conseil se réunirait à chaque nouvelle
lune. La salle se trouve dans la cité de VerteGemme.
Il me faut trois jours pour m’y rendre. C’est raisonnable.
Juillet 965
Je me rends compte que je ne t’ai pas donné de nouvelles de Shenz.
Mon petit bout a bien grandi. Il est maintenant un homme, tout aussi
faible et maigre que moi.
Son regard est toujours aussi rêveur.
Il aime écrire de jolis textes et est devenu le « dieu de la poésie ».
Septembre 965
Voilà plus de deux cents ans que j’ai laissé Amha seule dans la forêt.
Je vais retourner la voir.
Pas pour retrouver son amour, ni même pour m’excuser.
Non. Parce que je veux savoir ce qu’elle est devenue.
Ma curiosité est toujours le principal moteur de mes décisions.
Décembre 965
Je reviens tout juste de mon court voyage.
Je crois que je n’ai jamais eu aussi honte de moi qu'à cet instant.
Quand je suis parti, Amha attendait mon enfant. Je l’ignorais.
Quand je suis revenu, elle était morte.
L’enfant me méprise.
La petite fille m’en veut d’avoir abandonné sa mère.
De ne pas l’avoir prise avec moi.
De ne pas avoir offert au petit être qui poussait dans son ventre une
vie comportant l’amour d’un père.
Je n’ai pas pu rester.
Mars 966
Gaya est morte hier.
C’est la première d’entre nous à mourir.
Nos enfants nous voyaient comme immortels.
Mais ce décès nous rappelle la dure réalité.
Nous sommes comme eux.
Un jour ou l’autre, nous aussi nous partirons.
Gaya était gentille et douce.
Elle a vécu toute sa vie avec un seul but... Peupler le monde.
Ce qu’elle a parfaitement réussi.
Nos parents seraient fiers d’elle.
Nous allons faire une grande cérémonie pour son départ.
Elle le mérite.
Gaya me manquera.
Elle était l’une des rares personnes à ne m’avoir jamais fait de mal.
Avril 966
Guadrevin ne se remet pas de la mort de Gaya. Je le comprends.
Elle était sa première femme. Celle qui lui a donné ses premiers-nés.
Notre reine de cœur. Son âme-sœur.
Je n’arrive pas à comprendre qu’elle n’est plus là.
Je l’imagine toujours dans la pouponnière, aidant les jeunes femmes
à donner naissance.
Je l’imagine toujours avec son regard doux attendre que nous
venions lui rendre visite.
Je me souviendrai toujours du son de sa voix, de ses paroles de
réconfort.
Je me souviendrai toujours de l’aide qu’elle m’a apportée.
De la douceur de ses mains.
Gaya était notre sœur.
Puisse-t-elle reposer en paix.
Juin 966
Je me sentais trop mal pour te raconter les circonstances de son
décès. Maintenant, je peux en parler.
Je ne pleure plus dès que son nom est évoqué.
Gaya était mal ces dernières années.
Elle ne donnait plus la vie depuis longtemps.
Elle avait souvent eu des coups de fatigue, donner naissance aussi
souvent lui avait détruit le corps et la santé.
Si elle n’avait pas été l’une des premières... elle n’aurait jamais
survécu aussi longtemps.
Un homme était venu la voir.
Nous savons bien pourquoi.
Pour la même raison que je venais ou que Guadrevin venait.
Pour avoir un enfant. Mais elle refusait.
Et il revenait, encore et encore. Il la harcelait.
Tellement préoccupé par mes propres soucis, je ne voyais pas
qu’elle était au bord de la limite. Elle en devenait folle !
Cet homme ne la touchait pas. Mais mentalement, il lui faisait plus
de mal que quiconque. Et finalement, elle a accepté de lui faire un
enfant. Pour qu’il parte enfin. Pour être libre.
Mais son corps, comme elle l’avait pressenti, n'a pas supporté cet
accouchement supplémentaire.
Elle a perdu l’enfant et survécu de peu. L’homme est revenu alors.
Pour réessayer. Elle a recommencé. Et a reperdu l’enfant.
Quand il est revenu une troisième fois, elle savait qu’elle ne survi-
vrait pas à cette naissance. Elle s'est donné la mort, pour éviter toute
souffrance supplémentaire.
Je ne pensais pas qu’elle allait aussi mal.
Je l’aurais épaulée.
Nous aurions puni cet homme...
Guadrevin est fou de rage de n’avoir rien vu. L’homme à été attaché
sur la place publique. Nu.
Nous, les premiers dieux, sommes passés un à un.
Et chacun notre tour nous l’avons puni.
Ce qu’il restait de son corps après ça.... n’est pas descriptible.
Septembre 966
Guadrevin est rongé par la douleur.
Il se plonge de plus en plus souvent dans la magie noire.
Son visage s’est dégradé avec les années.
Il est creusé par la haine.
Il ne s’occupe plus de ses cheveux.
Ils ont tant poussé qu’ils lui arrivent aux genoux.
Nos cachots sont pleins.
Je sais que la cause n’est pas réellement la mort de Gaya.
Mais ces derniers mois, je suis plus sensible au monde qui
m’entoure.
Je n’ai pas envie qu’un tel drame ne se reproduise.
Août 966
Neil a fait ériger une statue en l’honneur de Gaya, en plein dans la
salle du conseil.
Nous étions tous emballés par cette idée.
Elle était appréciée de tous.
C’est un bel hommage que nous lui rendons.